Le bouc émissaire, Daphne du Maurier
Historien anglais amoureux de la France, John passe ses vacances dans la région du Mans. Frustré et déboussolé, menant une vie solitaire et sans attaches, il décide de se rendre à la Trappe afin d'y voir plus clair. Mais chemin faisant, il rencontre Jean de Gué, son parfait sosie. Malgré le malaise que lui inspire le personnage, il passe la soirée avec lui. Le lendemain matin, après quelques verres de trop, il se réveille dans les vêtements de Jean. Tandis qu'il essaie de comprendre ce qui lui arrive et tente de révéler sa véritable identité, il se laisse conduire par son chauffeur qui le mène chez Jean, dans un vaste domaine qui fut autrefois somptueux mais désormais décrépit. Ce personnage déjà naturellement enclin à la rêverie n'a plus qu'à se fondre dans le décor pour enfin donner du sens à son existence. Mais peut-on si facilement endosser la vie et les responsabilités d'un autre ?
Un livre fascinant que l'on ne peut pas poser - ou dans mon cas, éteindre...- avant de l'avoir terminé... J'ai trouvé la psychologie du protagoniste assez subtile. D'emblée, il se montre tourmenté, victime d'une sorte de dualité : « Mais quelqu'un en moi appelait au secours. Cet être intérieur, comment jugeait-il mon œuvre misérable ? […] J'étais si habitué à lui refuser la parole que son caractère m'était inconnu ». C'est une chance pour lui de repartir à zéro d'une certaine façon, ou en tout cas, d'explorer les possibles qui s'offrent à lui alors que son existence propre lui semblait vaine. Et de fait, il est d'abord saisi par l'ivresse de voir ces actes dénués de conséquence pour lui-même, du moins le croit-il au début. « Bouc émissaire », le voilà chargé de toute la culpabilité de Jean de Gué, tributaire de ses mesquineries passées, de son irresponsabilité, voire de ses actes criminels… Charge à lui de redresser la barre et de découvrir, grâce à la vie d'un autre, sa propre identité et surtout, le sens qui manquait à la sienne... "Manger, boire, ouvrir un journal devenaient soudain des actions intéressantes parce que ce n'étaient pas les miennes mais celles de Jean de Gué."
Par une sorte de jeu de miroir, le lecteur se glisse dans la peau d'un personnage qui apprend lui-même à découvrir sa nouvelle identité. C'est assez grisant car pendant que le narrateur « se » découvre, le lecteur apprend à le connaître lui, à travers ses efforts pour s'adapter à sa nouvelle vie, d'autant plus qu'il est très différent de Jean de Gué. "Il était mon ombre ou moi la sienne, et nous étions liés l'un à l'autre pour l'éternité." De même que John, le lecteur mène une enquête discrète pour apprendre à identifier les différents membres de la famille et les liens qui les unissent. En effet, de célibataire qu'il était, John se retrouve chef d'une famille aux relations pour le moins complexes et ambiguës et va devoir faire de son mieux pour y trouver sa place...
C'est aussi une délicieuse promenade dans une France surannée. La description du décor est soignée et particulièrement évocatrice, ce qui fait que l'on se projette facilement dans le domaine et ses alentours. "Le soleil se coucha derrière nous, et la campagne où nous nous enfoncions vers l'est nous enveloppa dans le silence des forêts. Les fermes isolées se dressaient comme de brumeuses oasis au milieu des champs rougeoyants. Les arpents de terre s'étendaient avec la vaste magnificence d'un océan inexploré, et les fougères dorées comme des chevelures vierges bordaient le chemin qui ondulait entre les arbres."
La fin peut décevoir, on s'attendait certes à autre chose. Pour ma part, je trouve cependant qu'elle correspond à l'état d'esprit du personnage qui a tendance, par moments, à se laisser porter par le cours des événements.
Une lecture marquante en tout cas !
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« Mon savoir était une science de bibliothèque et mon expérience quotidienne n'allait pas plus loin que celle d'un touriste ».
« J'avais trop tendance à me plonger dans un passé à demi-réel, à demi-imaginaire, en fermant les yeux à la réalité présente. »
"On n'a pas tous les jours l'occasion de se trouver nez à nez avec soi-même."
"L'attraction et la répugnance étaient-elles si parentes qu'une proximité forcée pût combler le fossé entre elles et les confondre?"
"Le bouc émissaire ne peut que porter la faute."
"L'avenir commence aujourd'hui. C'est un don que nous trouvons chaque matin au réveil."
"J'avançais en trébuchant dans l'obscurité, les broussailes et la mousse, sans présent ni passé, sans coeur ni pensée."
"Il me sembla tout à coup que, si je me regardais dans un miroir, je n'y verrais rien."
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Une lecture commune organisée par Nath sur Livraddict.
Participation au challenge Daphné du Maurier