L'Auberge de la Jamaïque, 1941
p. 59 « Il y a des choses qui se passent à la Jamaïque, Mary, que je n'ai jamais osé dire. Des choses affreuses. Des choses sinistres. Je ne pourrai jamais te les raconter. »
Au XIXème siècle, sur la côte anglaise. La jeune Mary Yellan s'éloigne de son Helford natal, destination L'auberge de la Jamaïque, où elle doit rejoindre sa tante Patience après le décès de sa mère. Chemin faisant, Mary apprend que cette auberge est plutôt mal famée. Et de fait, la jeune femme découvre dès son arrivée qu'elle est gérée par un homme violent et alcoolique, Joss Merlyn, le mari de sa tante. Cette dernière, autrefois coquette et enjouée, n'est plus que l'ombre d'elle-même tant elle craint son mari. D'abord épouvantée, Mary décide de rester pour soutenir Patience et l'aider à prendre ses distances.
C'est un roman très sombre qui s'annonce dès les premières pages. Les éléments eux-mêmes semblent s'accorder au tempérament brutal de l'oncle Joss « vent violent, ciel de granit ». C'est un univers glauque, très éloigné des demeures raffinées de Rebecca et de Ma cousine Rachel. Le cadre est digne des Hauts de Hurlevement : la lande est battue par les vents et les pluies, l'auberge semble coupée du reste du monde. Et c'est sans compter bien sûr les sinistres événements qui se déroulent dans cette auberge, et dont Mary devine rapidement l'existence. On ne peut qu'admirer la force intérieure de ce personnage : au lieu de quitter les lieux, ce qu'elle serait en droit de faire, elle tient à rester dans l'intérêt d'une tante qu'elle n'avait pas vu depuis des années. Bien que jeune encore, Mary porte sur le mariage un regard lucide et désabusé ; elle projette de tenir une ferme, seule, sans jamais se marier. Mais elle ne tarde pas à comprendre qu'en matière d'amour, on ne peut pas tout contrôler, et que comme sa tante, elle pourrait tomber amoureuse d'un mauvais garçon… J'aime aimé cette dualité : les certitudes, les projets rationnels d'un côté, et la tentation de l'autre. Encore un fois, pas de manichéisme par ici. Même l'oncle repoussant, aussi bien moralement que physiquement, ne laisse pas Mary totalement insensible. Avec L'Auberge de la Jamaïque, on explore les complexités de l'âme humaine. Les certitudes de Mary vont être ébranlées, mises à l'épreuve par le duo Joss/Jem, l'oncle et le frère de l'oncle, les deux facettes d'une personnalité trouble et changeante. « Elle comprit pour la première fois que l'attraction et la répulsion se côtoyaient et qu'il y avait peu de marge entre elles. » (p. 207)
Une lecture sombre mais passionnante, pour tous ceux qui ont envie de frissonner dans un cadre hostile et désolé…
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p. 204 « Elle était maintenant seule, prise au filet, un réseau tissé de brutalité et de crime ; elle vivait sous un toit qu'elle haïssait, parmi des gens qu'elle méprisait ; elle foulait une lande désolée, hostile, pour rencontrer un voleur de chevaux et un assassin. »
p. 320 « J'ai vu le bateau sortir du brouillard sans rien pouvoir faire… j'étais là toute seule dans le vent et la pluie. Il m'a fallu les regarder mourir. »