L'envol du héron, Katharina Hagena
« Les merles chantent-ils de joie ou de désespoir ? » (p. 15)
Ellen, somnologue, écrit une histoire du sommeil en puisant dans son expérience mais aussi dans les ressources de l'Antiquité. Au cours de ses longues nuits d'insomnie, elle se remémore son passé. Sa jeunesse à Grund, sa relation complexe avec Lutz, le père de sa fille adolescente Orla. Sa vie en Irlande avec le musicien Declan. Son retour à Grund où elle chante dans la chorale dirigée par son père. Sa vie présente à Hambourg, qui est surtout caractérisée par ses nuits d'insomnie. Ce long monologue intérieur est entrecoupé de brèves séquences du carnet de Marthe, la mère de Lutz, qui appartient à la même chorale qu'Ellen et Orla, observe silencieusement ces dernières, comme un héron solitaire, ou comme un prédateur observant sa proie.
L'Envol du héron est un récit à la fois curieux et envoûtant. Le premier chapitre annonce ce qui va suivre : la poésie des petits détails matériels, l'intimisme, les non-dits, la perte, le tout de manière assez contemplative.
C'est un roman assez mélancolique, peut-être même encore davantage que Le Goût des pépins de pomme. Ici, les personnages masculins disparaissent sans laisser de traces, abandonnant les femmes à la solitude. La maladie et la mort sont fréquemment évoqués. Le présent d'Ellen semble inexistant face à un passé qui occupe le devant de la scène. On pourrait se lasser de ce monologue attaché à des motifs obsédants comme les araignées ou les personnes qui ont disparu de sa vie. On suit le flux de sa pensée, avec ses associations d'idées curieuses et ses souvenirs troublants. Pourtant, je me suis laissé bercer par le flot des mots, même traduits, et le rythme lent de ce récit ; j'ai eu envie d'en savoir plus sur ce qui était arrivé à Lutz et à Marthe. Etant insomniaque moi-même, je n'ai eu aucun mal à m'identifier à Ellen. Ce qui est dommage, c'est que son histoire du sommeil n'existe pas réellement. En effet, ses réflexions sont nourries de références antiques passionnantes sur le sujet : Aristote, Héraclite, Pline l'Ancien. Je la lirais volontiers !
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p. 11 « Le filigrane est un signe singulier, dont le contour transparaît comme une vérité cachée dès que la lumière tombe sur le papier. »
p. 13 « Les messages n'arrivent pas seulement dans les lettres, ils sont partout. Dans le V des oies, les longues lignes nervurées de certains nuages, dans les ramifications d'arbres nus, les marques de l'écorce, dans les lumières clignotantes du mât rouge et blanc qui prend des mesures météorologiques, dans les ondes sableuses du lac, dans les fissures de l'asphalte, l'écriture du lichen sur les pierres des remblais et les blancs hiéroglyphes filiformes des pare-brise givrés »
p. 17 « Le sommeil était certes, comme la mort, un rejeton de la nuit, mais la nuit avait au moins deux douzaines d'enfants, tous plus lugubres les uns que les autres, alors de qui n'était-il pas le frère ? »
p. 91 « Les rêves émergent même en phase de sommeil profond, on le sait maintenant, mais il est rare qu'on en garde le souvenir. Ils sont comme les châtaignes d'eau du vieux port, qui meurent dès que les cygnes les arrachent de l'eau. »